La protection temporaire de l'Union européenne en faveur des ressortissants ukrainiens: perspectives d’avenir après un an d’application

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Abstract: The Russian aggression in Ukraine led to the activation of the 2001 Temporary Protection Directive by the European Union to organise the reception of displaced persons fleeing the conflict. This is an unprecedented move, in the twenty years of its existence, this directive has never been implemented. It is therefore interesting to observe what this protection consists of, but also to recontextualise its activation in the wider context of the European Union's immigration and border control policy. The mechanism is indeed very protective for the persons concerned, which puts into perspective the strict requirements of the Union regarding the access of third-country nationals to European territory.

Keywords: Directive 2001/55/CE – Ukraine – border controls – fundamental rights – temporary protection – migration.
 

I. Introduction

"Le Conseil européen condamne avec la plus grande fermeté l'agression militaire non provoquée et injustifiée de la Fédération de Russie contre l'Ukraine".[1] La première phrase des conclusions du Conseil européen du 24 février 2022 ne laisse place à aucune ambiguïté: l’Union européenne condamne fermement l’agression armée russe. Au-delà de cette condamnation politique de l’agression, l’Union a entamé des actions qui la conduisent à participer au conflit sans pour autant être véritablement partie prenante: des sanctions ont été adoptées, par vagues successives, contre la Russie;[2] de même qu’un soutien a été apporté à la résistance de l’Ukraine, en raison des potentielles répercussions du conflit sur l’ensemble du continent.[3]

En parallèle, dans le souci de protéger les personnes fuyant le conflit, l’Union a également organisé l’accueil des ressortissants ukrainiens sur son territoire. L’Union a même fait preuve d’innovation en utilisant un instrument législatif qui existe pourtant dans le paysage normatif de l’Union depuis 20 ans: la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil.[4] L’activation de cette directive a logiquement fait réagir, de nombreuses contributions ont d’ailleurs permis de clarifier et de décrire les implications du mécanisme de protection temporaire rapidement après son application.[5] À cela s’ajoutent les contributions institutionnelles sur le sujet.[6] Au-delà de l’explication du mécanisme, le principal élément suscitant commentaire est le caractère inédit de son activation. De nombreux auteurs s’accordent à dire que d’autres situations auraient sans doute pu conduire à l’activation de cette directive sur la protection temporaire,[7] mais le contexte de la guerre en Ukraine constitue pourtant un précédent inédit. Il y a maintenant une année que cette protection temporaire à l’égard des ressortissants ukrainiens trouve à s’appliquer et sa prolongation ne faisait aucun doute depuis l’annonce faite en ce sens par la Commissaire des affaires intérieures Ylva Johansson depuis l’automne 2022. Cette date anniversaire est l’occasion de dresser un premier bilan de l’application du mécanisme et d’en tirer des perspectives d’avenir. Pour ce faire, il convient tout de même de revenir sur le contenu du mécanisme (II), avant de voir son intérêt dans le cadre de la politique d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières de l’Union (III), et enfin, de réfléchir à la suite de cette première activation de la protection temporaire à l’égard des Ukrainiens (IV).

II. L’activation inédite de la directive sur la protection temporaire

En proposant "de mettre en place un dispositif exceptionnel assurant une protection immédiate et de caractère temporaire [aux personnes déplacées]",[8] la directive sur la protection temporaire se distingue des procédures d’asile classiquement fondées sur dispositions de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, ou encore des dispositifs de protection subsidiaire prévus par le droit de l’Union.[9] Il s’agit en effet d’une protection originale qui trouve à s’appliquer en cas d’afflux massif de personnes se déplaçant à partir d’un État tiers à l’Union "en raison de la situation régnant dans ce pays".[10] Plus précisément, en cas de constat d’une telle situation, la Commission propose sur le fondement de l’art. 5 de la directive, que le Conseil adopte une décision portant activation de la protection temporaire à l’égard de catégories de personnes que la décision doit déterminer.[11] Cette procédure a ainsi été employée après l’agression russe en Ukraine. Le 2 mars 2022, la Commission présentait une proposition d’activation de cette directive, et dès le 4 mars 2022, la décision d’exécution 2022/382 du Conseil formalisant cette activation était publiée au JOUE.[12] Cette décision d’exécution a été adoptée à l’unanimité du Conseil alors même qu’une majorité qualifiée était suffisante, étant entendu que le Danemark n’a pas participé à cette prise de décision en vertu du protocole n° 22 annexé au traité de Lisbonne. Il est revenu ensuite aux États membres de mettre en œuvre cette protection temporaire: en France, une instruction ministérielle à destination des préfets de région et de département a été prise dès le 10 mars 2022 par les ministères concernés. En définitive, il a fallu une quinzaine de jours pour organiser l’accueil des Ukrainiens dans l’Union, ce qui contraste avec les tergiversations qui peuvent survenir au sujet de l’accueil de ressortissants d’États tiers.[13]

Par son adoption, la décision permet l’application d’une protection temporaire à l’égard des personnes qu’elle mentionne,[14] en l’occurrence: les ressortissants ukrainiens qui résidaient en Ukraine avant le 24 février 2022 et qui ont été déplacés après cette date; les ressortissants d’États tiers et les apatrides qui bénéficiaient d’une protection internationale (donc d’un droit d’asile) et qui résidaient en Ukraine avant le 24 février 2022 et qui ont dû être déplacés après cette date; et enfin, les personnes des familles de ces deux premières catégories, c’est-à-dire les conjoints, les enfants mineurs, et les autres parents s’ils font partie de l’unité familiale ou s’ils sont à charge. Par ailleurs, la décision invite les États membres à appliquer la protection temporaire ou une protection équivalente aux ressortissants étrangers et aux apatrides en séjour régulier en Ukraine si ces personnes ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays d’origine dans des conditions sûres et durables.[15] Le dispositif laisse également une certaine marge de manœuvre aux États membres, qui peuvent choisir d’étendre la protection temporaire à d’autres catégories de personnes qui ne sont pas expressément visées par la décision du Conseil. Dans ce cadre, des lignes directrices de la Commission pour la mise en œuvre de la protection temporaire ont été adoptées[16] pour encourager vivement les États membres à étendre la protection temporaire à d’autres catégories, telles que: les Ukrainiens qui se trouvaient hors d’Ukraine avant le 24 février 2022 (pour des raisons de travail, d’études, ou autres); les ressortissants étrangers qui bénéficient d’une protection internationale en Ukraine et qui se trouvaient hors d’Ukraine avant le 24 février 2022 et les ressortissants étrangers bénéficiant d’un titre de séjour régulier (autre qu’une protection internationale), même les séjours réguliers pour une courte durée, en Ukraine, quand bien même ils pourraient retourner dans leurs pays d’origine dans des conditions sûres et durables. Pour ces catégories la Commission suggère une protection mais cette décision relève du bon vouloir des États membres. En France par exemple, l’instruction du ministère de l’Intérieur du 10 mars 2022 étend la protection temporaire au bénéfice des personnes de nationalité ukrainienne présentes en séjour régulier sur le territoire d’un État membre de l’Union avant la date du 24 février 2022. Cette même instruction invite les personnes en séjour régulier en Ukraine (les étrangers en situation régulière, mais sans protection internationale) à se rendre en préfecture pour que leur situation soit étudiée, au cas par cas. Enfin, il est toujours possible pour un État membre d’exclure une personne du bénéfice de la protection temporaire pour des raisons tenant au maintien de l’ordre public ou de la sécurité intérieure, mais ceci fait figure d’exception. En dehors de ces cas particuliers, les lignes directrices de la Commission précisent que la protection temporaire est d’application immédiate, de sorte que le simple fait d’appartenir à l’une des catégories permet d’obtenir la protection sans autre formalité.

La protection temporaire est valable pour une durée d’un an. À l’issue de cette année, le dispositif est prorogeable automatiquement pour une période de 6 mois, puis éventuellement pour une autre période de 6 mois, ce qui porte à 2 ans au total l’application de la protection temporaire. Par la suite, la Commission peut proposer de prolonger cette protection temporaire pour un an supplémentaire. Ainsi, la durée totale de l’application de la protection temporaire est de 3 ans maximum. Néanmoins, en l’absence de précédent, il est permis d’imaginer qu’à l’issue des 3 ans, une nouvelle décision soit adoptée par le Conseil sur le fondement de la directive de 2001 pour appliquer la protection temporaire dans les mêmes conditions et ainsi prolonger le dispositif dans le temps. En l’occurrence, la protection temporaire à l’égard des ressortissants ukrainiens s’applique à des situations postérieures à la date du 24 février 2022, mais la décision du Conseil a été adoptée en date du 4 mars 2022, et a été prorogée de sorte que son application devrait s’étendre jusqu’en mars 2024. En cas de changement de circonstances, il peut être mis fin à la protection temporaire par anticipation, sur décision du Conseil selon les mêmes règles que pour l’adoption de la décision, dans le respect de l’application du parallélisme des formes et des procédures.

Durant toute la période d’application, la protection temporaire permet aux bénéficiaires de faire valoir des droits qui sont prévus par la directive,[17] parmi lesquels un droit au séjour, et donc un titre de séjour valable durant toute la durée de la protection temporaire; un droit d’exercer des activités salariées ou non-salariées, de faire des formations ou des stages et d’accéder au régime de sécurité sociale; droit d’accéder à des soins et à un hébergement; droit d’accès au système éducatif pour les enfants mineurs, et ce dans les mêmes conditions que les nationaux; ou encore une prise en charge spécifique et une représentation assurée aux mineurs non accompagnés. Il s’agit des catégories de droit attachées à la protection temporaire mais la mise en œuvre incombant aux États membres, l’application peut varier d’un État à l’autre. En France, tous ces droits sont assurés et s’ajoute à cela la possibilité pour les bénéficiaires de la protection temporaire d’obtenir une allocation pour demandeur d’asile. L’évocation de ce dernier élément est l’occasion de rappeler que la protection temporaire ne s’apparente pas à l’obtention d’un statut de réfugié, même s’il y a une familiarité entre la protection temporaire et la procédure d’asile, qui ont chacune vocation à mettre en sécurité des personnes en potentiel danger dans leur État d’origine. Pour autant, un bénéficiaire de la protection temporaire peut tout à fait déposer une demande d’asile en parallèle, la directive de 2001 prévoit bien que la protection temporaire ne ferme pas la voie de l’asile. Dans l’hypothèse où une personne bénéficiant de la protection temporaire n’obtiendrait pas la reconnaissance du statut de réfugié, il n’y aurait pas d’atteinte à sa protection temporaire. En revanche, en cas de reconnaissance du statut de réfugié, celui-ci se substitue à la protection temporaire et la personne bénéficiera alors du régime applicable aux réfugiés, ce qui donne notamment un droit au séjour sur le plus long terme. Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre la protection temporaire et la procédure d’asile, mais plutôt une cohabitation entre les deux, étant entendu que le champ d’application de la procédure d’asile est bien plus large que la protection temporaire, qui ne s’adresse qu’à certaines catégories de personnes.

Au-delà d’une simple explication de texte, il convient à présent de faire une analyse de la situation et s’interroger sur les conséquences de l’activation de la protection temporaire dans le cas du conflit en Ukraine.

III. L’activation instructive de la directive sur la protection temporaire

De prime abord, les éléments décrits jusqu’à présent doivent être vus de manière positive: l’Union européenne s’est rapidement mobilisée pour organiser l’accueil des personnes fuyant un conflit armé, et la protection temporaire semble être un dispositif idéal pour donner à ces personnes un statut sûr, une protection et des droits, dans un délai restreint et contraint. En ce sens, l’Union européenne semble avoir fait preuve d’une réelle solidarité envers l’Ukraine et ses ressortissants.[18] Ceci étant, au regard de l’existence relativement ancienne de la directive de 2001 sur la protection temporaire, on peut légitimement se demander pourquoi sa première utilisation n’a eu lieu qu’en 2022 dans le contexte de l’Ukraine. Au fond, d’autres conflits sont survenus lors des vingt dernières années – les guerres en Irak, en Syrie, en Afghanistan, en Libye pour ne citer que des exemples – et il est légitime de s’interroger sur le point de savoir ce qui singularise le conflit en Ukraine par rapport à d’autres conflits, et ce qui a justifié l’activation de la protection temporaire.

Sans doute qu’un retour en arrière avec une comparaison par rapport à une situation antérieure est bienvenu, en l’occurrence la situation qui a été qualifiée de "crise des réfugiés" en 2015 pour décrire l’afflux important de ressortissants étrangers aux frontières de l’Union.[19] Cet afflux étant en grande partie consécutif à l’intensification de la guerre en Syrie, le mécanisme de protection temporaire semblait adapté pour organiser l’accueil de ressortissants d’un État tiers.[20] Certains États membres avaient d’ailleurs suggéré à la Commission de faire une proposition en ce sens, notamment l’Italie et Malte. Une telle proposition n’a pourtant jamais été adoptée, et la gestion de la crise est passée par la constitution d’un mécanisme qui s’est montré particulièrement défaillant. Ce dernier a été institué par deux décisions du Conseil pour instaurer "un mécanisme temporaire et exceptionnel de relocalisation de personnes ayant manifestement besoin d’une protection internationale".[21] Cette démarche consistait à décharger l’Italie et la Grèce du traitement des demandes de protection puisqu’il s’agissait des États en première ligne dans la gestion de l’afflux important de personnes déplacés, en utilisant la base juridique de l’art. 78, para. 3, TFUE qui prévoit justement qu’en cas de difficulté d’un ou plusieurs États membres en raison "d’un afflux soudain de ressortissants de pays tiers", le Conseil, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut prendre des mesures provisoires pour gérer la situation. L’idée est intéressante: devant la difficulté de certains États à gérer l’afflux migratoire, les autres États membres interviennent pour prendre leur part – qui en l’occurrence était modeste, 160 000 personnes à relocaliser au cumul des deux décisions – et accueillir sur leur territoire les demandeurs de protection internationale. Ce mécanisme n’a cependant pas fonctionné, aucun État n’ayant réellement respecté ces deux décisions en pratique, et a surtout révélé que les États membres ne sont pas d’accord sur la politique d’asile, migration et de contrôle aux frontières de l’Union. Sans les stigmatiser, il est vrai que ce sont surtout les États d’Europe de l’Est qui se montrent réticents au moment d’accueillir des ressortissants étrangers.[22] En l’occurrence, en 2015, la République tchèque, la Roumaine, la Hongrie et la Slovaquie avaient voté contre les décisions du Conseil instaurant le mécanisme de relocalisation, ce qui n’a pas empêché les décisions d’être adoptées, une majorité qualifiée étant requise dans ce domaine. Ces décisions ont par la suite été contestées par la voie d’un recours en annulation porté devant la CJUE par la Slovaquie et la Hongrie, soutenues en ce sens par la Pologne.[23] À travers ce recours, une défiance assez nette a été exprimée à l’égard des ressortissants d’États tiers: il apparaît dans cet arrêt que la Pologne a présenté un argument pour le moins choquant, selon lequel la relocalisation de ressortissants d’États tiers pourrait poser problème à des États "presque ethniquement homogènes comme la Pologne et dont la population différerait, d’un point de vue culturel et linguistique, des migrants devant être relocalisés sur leur territoire".[24] À cet élément, la Cour a répondu d’abord que prendre en compte les liens culturels et linguistiques des personnes déplacées pour les relocaliser dans les États membres anéantirait toute idée de solidarité entre ces derniers et ensuite qu’une prise en considération de l’origine ethnique des ressortissants d’État tiers serait contraire à la Charte des droits fondamentaux. L’argument paraît anecdotique au regard du nombre de moyens avancés dans cet arrêt, mais il est révélateur de la réticence à l’accueil de ressortissants étrangers. En faisant une lecture a contrario de cet argument avancé par la Pologne – et en rappelant que la décision activant la protection temporaire pour les ressortissants ukrainiens a été adoptée à l’unanimité des États membres, y compris la Pologne – cela signifie que l’accueil de ressortissants ukrainiens ne serait pas de nature à remettre en cause la population "ethniquement homogène" de la Pologne pour reprendre les termes employés dans son mémoire en intervention dans les affaires jugées par la Cour en 2017. Ceci est d’ailleurs corroboré par la démarche d’ouverture de la Pologne à l’égard des ressortissants ukrainiens puisqu’il s’agit d’un des États ayant accueilli le plus grand nombre de déplacés à la suite du conflit. La Hongrie également a tenu un discours plus ouvert à l’égard des Ukrainiens qu’à l’égard des migrants en 2015, même s’il faut sans doute être plus nuancé aujourd’hui. Cette distinction fondée sur la provenance et l’origine des personnes migrantes est fortement contestable puisqu’elle consiste à opérer une discrimination,[25] mais elle semble pourtant être l’explication principale de la différence de traitement dans l’accueil des ressortissants étrangers entre 2015 et 2022: un mécanisme de répartition des ressortissants étrangers contesté en justice et défaillant dans les faits en 2015; l’instauration en quelques jours d’une protection temporaire pour les Ukrainiens en 2022.

Pour trouver des éléments d’explication, il est intéressant de se référer à la doctrine défendant l’hypothèse que la protection temporaire serait un instrument qui a en réalité vocation à ne traiter que des flux de migration exclusivement européens.[26] Il est vrai que deux arguments majeurs plaident en ce sens. Premièrement, il n’existe que ce précédent concernant l’Ukraine qui, sans être membre de l’Union, est incontestablement un État européen au sens géographique du terme. Deuxièmement, l’autre argument réside dans l’origine de la directive de 2001, puisqu’elle a été imaginée à la suite des conflits en ex-Yougoslavie et des déplacements de personnes qui en ont résulté, ce qui est d’ailleurs rappelé par la directive elle-même.[27] Dans ce contexte, il s’agissait également de déplacements contraints de personne en Europe.

L’hypothèse qu’il s’agisse d’un instrument de gestion de l’accueil des ressortissants étrangers européens est donc crédible, mais il convient d’espérer que ce ne soit pas réellement le cas. Au-delà de la référence à l’ancienne Yougoslavie, rien n’indique dans la directive qu’elle ne pourrait pas s’appliquer à des situations de déplacements de personnes consécutifs à un conflit hors d’Europe. La directive en son art. 1 dispose qu’elle a vocation à s’appliquer "en cas d'afflux massif de personnes déplacées en provenance de pays tiers", sans autre précision, laissant la porte ouverte à des pays tiers non européens. Aussi, il faut espérer que la première activation de ce mécanisme permette d’envisager la protection temporaire comme une alternative crédible pour résoudre une crise migratoire à l’avenir. Finalement, tant que la directive n’avait jamais été appliquée, sa pertinence et son effectivité pouvaient être remises en cause. Avec la première utilisation de cet instrument, il est loisible de penser que dans des situations similaires futures, les États membres soient contraints politiquement de la réutiliser. S’ils ne le font pas, ils seront forcément davantage soumis à la critique que par le passé, quand le mécanisme était inactif et finalement peu connu.

Cette recontextualisation de la directive sur la protection temporaire dans le champ plus large de la politique d’immigration d’asile et de contrôle aux frontières de l’Union conduit à s’interroger sur l’avenir de ce dispositif.

IV. L’avenir de la directive sur la protection temporaire

Malgré des avantages indéniables, la directive sur la protection temporaire n’est pas exempte de critiques.[28] À elle seule, elle ne permet pas de rééquilibrer une politique d’accueil des ressortissants étrangers qui reste à bien des égards inéquitable selon la zone de provenance des migrants considérés.[29] Sa principale faiblesse réside dans la précarité de la protection qu’elle octroie à ses bénéficiaires. Par définition, cette protection n’est pas appelée à durer et il est légitime de s’interroger sur les suites à donner à une protection seulement temporaire. En l’occurrence, l’interrogation peut porter précisément sur le statut des ressortissants ukrainiens actuellement bénéficiaires à la suite de l’extinction la protection temporaire. Plusieurs hypothèses sont envisageables et intéressantes à explorer[30] mais le plus vraisemblable consiste en un relai entre la protection temporaire et la protection subsidiaire. Comme cela a déjà été remarqué,[31] le bénéfice de la protection temporaire n’empêche pas, en parallèle, de présenter une demande de protection internationale sur un autre fondement (demande d’asile ou protection subsidiaire). En l’espèce, les ressortissants ukrainiens ont quitté leur pays d’origine en raison de la survenance d’un conflit armé, et rien n’indique qu’il devrait prendre fin rapidement.[32] Par conséquent, ces personnes en provenance d’une zone de conflit sont éligibles à la protection subsidiaire puisque cette dernière est accordée "en cas de menaces graves et individuelles contre la vie où la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international".[33] Les juridictions nationales des États membres de l’Union reconnaissent en effet que certaines régions de l’Ukraine se trouvent en situation de violence aveugle d’intensité exceptionnelle,[34] ce qui implique que les civils y résidant se voient octroyer une protection subsidiaire. Celle-ci n’étant pas automatique contrairement à la protection temporaire, il conviendra que les ressortissants étrangers en provenance d’Ukraine présentent une demande en ce sens. L’extinction de la protection temporaire ne laisse donc pas les ressortissants ukrainiens sans solution.

Pour terminer ce retour sur une année d’application de la protection temporaire, il convient de faire entrer un dernier élément dans l’analyse: la directive de 2001 est censée disparaître de l’ordre juridique de l’Union. En effet, son abrogation est programmée par le Pacte sur la migration et l’asile qui a été présenté par la Commission fin 2020. Cette réforme doit conduire à l’adoption de nouvelles règles en matière d’asile, migration et contrôle aux frontières et un vaste mécanisme dit de solidarité entre États membres doit être mis en place. La directive a donc été mobilisée in extremis, avant sa disparition programmée. Il s’agit peut-être d’une bonne nouvelle en réalité, parce que le mécanisme de protection temporaire semble au fond être une source d’inspiration. La réforme présentée en 2020 et même les règles actuelles semblent mettre l’accent sur la protection des frontières de l’Union, avant la protection des personnes. Or, la protection temporaire est un instrument intéressant en ce qu’elle porte davantage sur la protection des personnes. En effet, le caractère temporaire permet de faciliter l’entrée sur le territoire, pour mettre en sécurité des personnes courant un risque dans leur pays d’origine, quitte à réévaluer leurs craintes dans ce pays d’origine par la suite. Cela marque un véritable esprit de solidarité envers les personnes déplacées, alors même que la solidarité dans le domaine des migrations cherche encore sa forme adéquate.[35] Cette orientation pourrait inspirer la réforme en cours: d’abord mettre l’accent sur la sécurité des personnes avant la sécurité des frontières. La mobilisation de la directive de 2001 a au moins pour effet de montrer qu’il existe des alternatives, des mécanismes plus protecteurs des personnes en cas d’afflux massif de personnes dans l’Union.

Ces quelques remarques conduisent à la conclusion suivante: il n’y a évidemment pas de quoi se réjouir du conflit en Ukraine et du déplacement des ressortissants ukrainiens pour trouver refuge dans l’Union, mais dans toute crise il faut tirer des conclusions pour l’avenir. Cette situation a le mérite de mettre en avant la directive de 2001, instrument largement oublié du fait de son absence d’utilisation pendant 20 ans. Si l’espoir est sans doute vain, il peut être souhaité que ce précédent – qui a fait preuve d’une certaine efficacité – inspire plus généralement les règles relevant de la politique d’asile, migration et du contrôle aux frontières à l’avenir.

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European Papers, Vol. 8, 2023, No 2, European Forum, Insight of 21 November 2023, pp. 779-789
ISSN 2499-8249 - doi: 10.15166/2499-8249/687

*Maître de conférences, Université de Lille, sylvain.thiery2@univ-lille.fr.

[1] Conclusions du Conseil européen sur l'agression militaire non provoquée et injustifiée de la Russie contre l'Ukraine (24 février 2022) www.consilium.europa.eu.

[2] Sur ce point, voir par exemple, C Beaucillon, ‘Les mesures restrictives de l’UE contre la Russie – fonction, contenu, efficacité’ (11 mars 2022) blog.leclubdesjuristes.com.

[3] H Flavier, ‘Guerre en Ukraine : l’irrépressible besoin d’Europe’ (16 mars 2022) blog.leclubdesjuristes.com.

[4] Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil, 12-23.

[5] Pour des analyses rapides du mécanisme peu de temps après son activation, voir D Vitiello, ‘The Nanssen Passport and the EU Temporary Protection Directive: Reflexions on Solidarity, Mobility, Rights and the Future of Asylium in Europe’ (30 mars 2022) European Papers www.europeanpapers.eu 15 ff ; M Ineli Ciger, ‘5 Reasons Why: Understanding the Reasons Behind the Activation of the Temporary Directive in 2022’ (7 mars 2022) EU Migration law blog eumigrationlawblog.eu; ou encore S Peers, ‘Temporary Protection for Ukrainians in the EU ? Q and A’ (27 février 2022) EU law analysis eulawanalysis.blogspot.com. Pour des analyses avec plus de recul, voir S Gakis, ‘L'activation de la directive "Protection temporaire": l'apport d'un instrument sui generis à la protection des personnes déplacées’, in (2022) RTDH 771-774 ; ou encore S Barbou des Places, ‘La résurgence de la directive "protection temporaire": cas d’espèce ou réorientation de la politique d’asile ?’ (2022) RTDE 239. Voir aussi L Brumat et d’autres, ‘The EU Grants Temporary Protection for People Fleeing War in Ukraine’ (2022) CEPS Policy Insights 33.

[6] European Union Agency for Asylium (EUAA), Analysis of Measures to Provide Protection to Displaced Persons from Ukraine, Situation Report (juillet 2022); United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR), The EU Temporary Protection Directive in practice 2022, Regional Bureau for Europe, (mai 2022).

[7] Sur l’hypothèse de l’activation de la directive à l’attention des ressortissants syriens en 2015, voir M Ineli Ciger, ‘Time to Activate the Temporaire Protection Directive’ (2016) European Journal of Migration Law 1-33; H Beirens et d’autres, ‘Study on the Temporary Protection Directive, final report’ (janvier 2016) DG Home Affairs Commission.

[8] Cons. 2 Directive 2001/55/CE cit.

[9] Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte) pp. 9-26.

[10] Art. 2(c) Directive 2001/55/CE cit.

[11] Sur la Directive 2001/55/CE, voir A Skordas, ‘Temporary Protection Directive 2001/55/EC’ in K Hailbronner and D Thym (dir.), EU Immigration and Asylum Law. Commentary (C. H. Beck, Hart, Nomos 2016); K Kerber, ‘The Temporary Protection Directive’ (2021) European Journal of Migration Law 193.

[12] Décision d’exécution 2022/382 du Conseil constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’art. 5 de la directive 2001/55/CE, et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire 1.

[13] Cf. partie III.

[14] Art. 2(1) de la Décision d’exécution 2022/382 cit.

[15] Ibid. Art. 2(2).

[16] Communication de la Commission relative aux lignes directrices opérationnelles pour la mise en œuvre de la décision d’exécution 2022/382 du Conseil constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, au sens de l’art. 5 de la Directive 2001/55/CE, et ayant pour effet d’introduire une protection temporaire 1-16.

[17] Arts 13 et 14 de la Directive 2001/55/CE cit.

[18] D Vitiello, ‘The Nanssen Passport and the EU Temporary Protection Directive’ cit. 16.

[19] Les contributions relatives à cette situation sont nombreuses, il peut être renvoyé utilement à: S Slama, ‘La gestion européenne de la "crise des réfugiés", un révélateur de la crise des droits fondamentaux en Europe’ in M Benlolo Carabot (dir.), Union européenne et migrations (Bruylant 2020).

[20] Il s’agissait en tout cas d’une hypothèse sujette à discussion : voir H Beirens et d’autres, ‘Study on the Temporary Protection Directive, final report’ cit.

[21] Plus précisément, il s’agit des décisions 2015/1523 (Décision (UE) 2015/1523 du Conseil du 14 septembre 2015 instituant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l'Italie et de la Grèce, 146-156) et 2015/1601 (Décision (UE) 2015/1601 du Conseil du 22 septembre 2015 instituant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l'Italie et de la Grèce, pp. 80-94) dont l’objet était respectivement de relocaliser 40 000 et 120 000 personnes désireuses de présenter une demande de protection internationale.

[22] R Coman, ‘Solidarité conditionnée ou absence de solidarité vis-à-vis des réfugiés. Le positionnement des gouvernements est-européens’ in R Coman, L Fromont et A Weyemberg (dir.), Les solidarités européennes (Bruylant 2019).

[23] Affaires jointes C-643/15 et C-647/15 Slovaquie c Conseil ECLI:EU:C:2017:631.

[24] Ibid. para. 302.

[25] L Brumat et d’autres, ‘The EU Grants Temporary Protection for People Fleeing War in Ukraine’ cit. 29.

[26] J Fernandez, T Fleury Graff et A Marie, ‘Agression de l’Ukraine et exil de guerre : l’Europe, toute l’Europe, rien que l’Europe ?’ (10 mars 2022) Le Rubicon lerubicon.org.

[27] Cons 3 de la Directive 2001/55/CE cit.: "Dans les conclusions relatives aux personnes déplacées du fait du conflit dans l'ancienne Yougoslavie adoptées par les ministres chargés de l'immigration lors de leurs réunions à Londres les 30 novembre et 1er décembre 1992 et à Copenhague les 1er et 2 juin 1993, les États membres et les institutions de la Communauté ont exprimé leur préoccupation face à la situation des personnes déplacées".

[28] Voir par exemple, J Motte-Baumvol, TCF Mont’Alverne and GB Guimaraes, ‘Extending Social Protection for Migrants under the European Union’s Temporary Protection Directive: Lessons from the War in Ukraine’ (2022) Oxford University Comparative Law Forum ouclf.law.ox.ac.uk.

[29] L Brumat et d’autres, ‘The EU Grants Temporary Protection for People Fleeing War in Ukraine’ cit. 27.

[30] Pour une étude de cet ordre, voir M Porchia, ‘Direttiva 2001/55/CE e diritto al soggiorno degli sfollati ucraini negli Stati membri ospitanti: quali prospettive alla cessazione della protezione temporanea?’ (12 décembre 2022) Eurojus rivista.eurojus.it 112.

[31] Cf. partie II.

[32] Selon des sources journalistiques et militaires concordantes.

[33] Art. de la 15 Directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (refonte), cit.

[34] En France notamment, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a établi que plusieurs régions ukrainiennes sont en situation de violence aveugle d’intensité exceptionnelle: voir CNDA 30 décembre 2022 Mme C. n° 21060196 C+; CNDA 30 décembre 2022 MM. A. n°21063903 et 22002736 C+; CNDA 30 décembre 2022 M. M. n° 21048216 C+; CNDA 30 décembre 2022 M. T. n° 22001393 C+; CNDA 6 janvier 2023 M. K. n° 21041482 C+; CNDA 31 janvier 2023 Mme K. n° 21041482 C+.

[35] M del Monte and A Orav, ‘Solidarity in EU Asylum Policy’ (janvier 2023) European Parliamentary Research Service Briefing www.europarl.europa.eu.

 

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